Photographie de Vincent Ferrane publiée dans Télérama n°3174
Michel Houellebecq, un talent immense reconnu tardivement salué par le prix Goncourt 2010. Succès de la critique, du public et succès commercial.
En commencant la lecture de La carte et le territoire, j'ai eu ce sentiment agréable de rentrer dans un livre puissant. Le style aux phrases longues qui m'a rappelé celui de Françoise Sagan pour sa fluidité, son ton désabusé et ironique m'a tout de suite enchantée, voilà comment commence le livre :
"Jeff Koons venait de se lever de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d'enthousiasme. Assis en face de lui sur un canapé de cuir blanc partiellement recouvert de soieries, un peu tassé sur lui-même, Damien Hirst semblait sur le point d'émettre une objection ; son visage était rougeaud, morose. Tous deux étaient vêtus d'un costume noir - celui de Koons, à fines rayures - d'une chemise blanche et d'une cravate noire. Entre les deux hommes, sur la table basse, était posée une corbeille de fruits confits à laquelle ni l'un ni l'autre ne prêtait aucune attention ; Hirst buvait une Budweiser Light.
Derrière eux, une baie vitrée ouvrait sur un paysage d'immeubles élevés qui formaient un enchevêtrement babylonien de polygones gigantesques, jusqu'aux confins de l'horizon ; la nuit était lumineuse, l'air d'une limpidité absolue. On aurait pu se trouver au Qatar, ou à Dubai ; la décoration de la chambre était en réalité inspirée par une photographie publicitaire, tirée d'une publication de luxe allemande, de l'hôtel Emirates d'Abu Dhabi.
Le front de Jeff Koons était légèrement luisant ; Jed l'estompa à la brosse, se recula de trois pas. Il y avait décidément un problème avec Koons. Hirst était au fond facile à saisir : on pouvait le faire brutal, cynique, genre " je chie sur vous du haut de mon fric " ; on pouvait aussi le faire artiste révolté (mais quand même riche) poursuivant un travail angoissé sur la mort ; il y avait enfin dans son visage quelque chose de sanguin et de lourd, typiquement anglais, qui le rapprochait d'un fan de base d'Arsenal. En somme il y avait différents aspects, mais que l'on pouvait combiner dans le portrait cohérent, représentable, d'un artiste britanique typique de sa génération. Alors que Koons semblait porter en lui quelque chose de double, comme une contradiction insurmontable entre la rouerie ordinaire du technico-commercial et l'exaltation de l'ascète. Cela faisait déjà trois semaines que Jed retouchait l'expression de Koons se levant de son siège, les bras lancés en avant dans un élan d'enthousiasme comme s'il tentait de convaincre Hirst ; c'était aussi difficile que de peindre un pornographe mormon."
Voici une entrée en matière réussie, la suite du roman est tout aussi délectable. Elle réserve des surprises en troisième partie quand le livre se transforme en enquête. On appréciera la description moqueuse et fort juste du milieu de l'art contemporain avec ses critiques, ses attachées de presse (le personnage de Marilyn est à tomber !) et ses marchands. L'écrivain met également en évidence la côte surréaliste que peuvent atteindre les oeuvres d'arts, à la surprise même de l'artiste qui les produit. Jed, artiste contemporain et personnage principal du livre semble être la face cachée d'un autoportrait de l'auteur. Celle-ci est complétée par Michel Houellebecq lui-même qui apparait dans le livre comme écrivain au service de l'artiste. Les échanges entre l'artiste et l'écrivain créent un double regard posé sur le monde particulièrement intéressant. L'humour et l'ironie ponctuent régulièrement le livre, ce qui aux yeux de certains pourra le rendre divertissant (notamment à travers le passage baroque et franchement drôle de la soirée chez Jean-Pierre Pernaut). Néanmoins, Houellebecq analyse notre société d'une manière implacable et propose un futur peu enthousiasmant. Comme à son habitude, l'auteur dérange en pointant du doigt les symptômes d'une société de consommation anxiogène, dénuée de beauté et de spiritualité.