Shirin Neshat, Ibrahim, 2012 Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont |
Shirin Neshat, Roja, 2012 Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont |
Communiqué de la galerie :
Le mérite et l’importance de la littérature et de la poésie sont bien connus.
Alors que la poésie peut être un outil précieux pour améliorer la vie publique,
elle peut aussi être trompeuse et nuisible.
La poésie doit être éducative et constructive.
Notre analyse minutieuse a prouvé la nature subversive et illicite de ces poèmes.
Ces propos extraits de la vidéo OverRuled illustrent bien la dimension atemporelle de ces nouvelles œuvres de l’artiste iranienne, à la fois contemporaine, en réaction aux récents événements du Printemps arabe et au mouvement de révolte iranien de 2009, et historique, cette vidéo figurant le procès d’un poète jugé pour blasphème par un juge et un jury de patriotes, à l’image de celui intenté au 10e siècle à Mansur Al-Hallaj.
La narration part d’une salle de tribunal où se situe un procès en accusation apparemment banal, évolue vers de profondes argumentations philosophiques qui ébranlent les fondements d’une loi théocratique pour finir sur la victoire triomphante de l’art et de l’imagination… Se visionnant à la fois comme une histoire du despotisme politico-religieux de l’Iran contemporain ou comme la retranscription du procès historique du poète persan Mansur Al-Hallaj condamné pour hérésie en l’an 922, OverRuled est une œuvre riche en métaphores qui explore les conditions sous-jacentes du pouvoir dans les structures socio-culturelles.
The Book of Kings, titre du nouveau corpus photographique présenté ici, qui donne son nom à l’exposition, procède lui aussi de cette équivoque temporelle et historique. Ce titre est en effet directement tiré du Shahnameh (« Livre des rois »), long et mythique poème persan écrit par le poète Ferdowsi entre l’an 977 et l’an 1010, qui narre en 60.000 vers l’histoire de l’Iran, de la création du monde jusqu’à la conquête islamique de la Perse au 7e siècle.
Trois groupes distincts composent cette série de photographies :
— the Masses (« le peuple ») sont figurés par une soixantaine de portraits noir et blanc en plan resserré de visages de femmes et hommes iraniens, nous faisant face avec une expression neutre.
— the Patriots (« les patriotes ») sont des portraits en buste de jeunes iraniens et iraniennes qui se présentent de face avec une main symboliquement posée sur le coeur. Leurs visages, parfois aussi leurs bras, sont recouverts de poèmes délicatement calligraphiés, extraits du Shahnameh ou de poèmes contemporains écrits par des auteurs ou prisonniers iraniens.
— the Villains (« les bandits ») sont représentés eux par de grands portraits en pied d’hommes, assis ou debout, dont le visage, les bras et le torse nu sont entièrement calligraphiés. Outre des poèmes, les calligraphies sont ici composées aussi de dessins, des scènes épiques toujours extraites du Shahnameh dont l’artiste a emphasé la dimension dramatique en les redessinant à l’encre noire et en y introduisant la seule couleur rouge.
À nouveau dans cette série, Shirin Neshat utilise la calligraphie comme un moyen d’emphaser la valeur métaphorique de ses portraits. Tout en venant obscurcir ou à l’inverse illuminer les expressions faciales des sujets et leur intensité émotive, les fines écritures et dessins à l’encre créent un lien intime entre l’énergie actuelle de l’Iran contemporain (celle que figurent les sujets de ces portraits) et son passé mythique et historique (tel qu’il figure dans le Shahnameh).
Par l’application de la calligraphie sur les visages et corps comme par l’utilisation de contrastes noir et blanc très marqués, ce nouveau travail de Shirin Neshat nous remémore instinctivement sa première et mondialement célèbre série des Women of Allah. Pourtant, comme le souligne Abdee Kalantari dans le texte du catalogue qui accompagne l’exposition, il s’en distingue immédiatement par la finesse et la petite taille des écritures calligraphiées, presque illisibles, et surtout par l’absence de tout symbolique religieuse manifeste. L’artiste veut en effet nous emmener ici dans une dimension qui n’est plus celle de l’immédiat, mais celle d’une perspective historique, plus universelle, au-delà de tout clivage conjoncturel.
Depuis ses débuts, l’œuvre de Shirin Neshat confronte ces paradoxes apparents que forment le masculin et le féminin, la jeunesse et la vieillesse, le passé et le présent, le pouvoir et la soumission, le noir et le blanc, la lumière et les ténèbres, la joie et la détresse… Autrefois très tranchée comme l’illustrait si bien la vidéo Turbulent qui valut à l’artiste de remporter le Prix International de la Biennale de Venise en 1999, cette confrontation s’exprime aujourd’hui d’une manière volontairement plus confuse, en réponse à la complexité de la situation socio-politico-religieuse actuelle en Iran et dans le monde musulman, fruit d’une histoire longue et compliquée.
Aujourd’hui plus que jamais, la force de l’art de Shirin Neshat ne se trouve pas dans l’impact instantané d’images choc comme dans ses premières oeuvres vidéo et photo, mais dans le lyrisme sans cesse croissant de ses concepts et de ses images. Fixes ou filmées, dénuées de tout artifice autre que les calligraphies, ces images tirent toute leur force d’expression de leur richesse métaphorique.