jeudi 15 octobre 2009

Le phénomène Takashi Murakami

L’artiste business man Takashi Murakami, figure incontournable de l’art contemporain, au même titre que Jeff Koons ou Damien Hirst, crée la polémique. Il provoque, il agace, il afflige, il amuse, il divertit, il éblouit mais ne laisse jamais indifférent.
Une exposition plébiscitée : Takashi Murakami Paints Self-Portraits va s’achever à la galerie Emmanuel Perrotin. J’y suis allée quelques jours après le vernissage, il y avait foule. À titre personnel, je suis assez allergique à l’œuvre de cet artiste. L’esthétique aux couleurs criardes, le graphisme incisif parfois simpliste, l’humour graveleux m’indisposent vite dans son travail. Les japonais font souvent preuve d’un grand raffinement, il semble totalement absent chez Murakami.
Pourtant, ce choc esthétique attire et séduit le plus grand nombre, du collectionneur averti comme François Pinault à l’adolescent qui écoute Kanye West. La cote planétaire de l’artiste semble sans limite et le place comme l’un des artistes les plus puissants au monde, ayant su imposer une œuvre radicale et populaire, au style identifiable au premier coup d’œil. Analyse du phénomène.

L’homme d’affaire, le chef d’entreprise
L’artiste est entrepreneur et dirige une société créée en 2001, La Kaikai Kiki Corporation. Celle-ci fait suite à L’Hiropon Factory fondée en 1996. La Kaikai Kiki Corporation est basée à Tokyo et emploie une centaine de personnes à travers le monde dans ses bureaux et studios de création à Tokyo, New York et plus récemment Los Angeles. Cette société de production utilisée par Murakami comme un label, propose divers services mélangeant les genres : art, publicité, animation, marchandising, événementiel.
Takashi Murakami est à la fois artiste, commissaire d’expositions, organisateur de foire (GESAI), agent d’artistes, producteur réalisateur de film d’animation bref un manager sachant tirer des bénéfices de toutes activités, artistique ou non.
Andy Warhol, qu’il cite souvent comme son modèle, avait dit « Making money is art and working is art and good business is the best art ».

Une hyper production contrôlée
Murakami produit entre 30 et 50 œuvres par an. Pour réaliser ses œuvres spectaculaires, l’artiste se fait aider par ses équipes d’assistants. Selon l’article de Fabrice Bousteau paru dans le Beaux-Arts magazine de septembre, la réalisation d’une peinture nécessite la mobilisation de six assistants travaillant 16 heures par jours pendant trois semaines. La conception de la peinture se fait à partir de croquis de l’artiste fignolés sur Illustrator. Puis la succession de calques et couches formant l’image de l’ordinateur sera réalisée en sérigraphies afin de réaliser la peinture. Certaines peintures peuvent être le résultat d’une superposition de plusieurs centaines de sérigraphies. Des équipes de peintres assistants se relaient pendant plusieurs mois pour réaliser la peinture finale, détail par détail. On imagine que pour la réalisation de ses sculptures le processus de création doit être tout aussi long, compliqué et méticuleux.

Une promotion mondiale à travers des collaborations prestigieuses
Marc Jacobs, directeur artistique de Louis Vuitton, repéra le travail de Takashi Murakami lors d’une exposition de la fondation Cartier en 2001 et l’invita à collaborer sur l’image de la marque en 2003. L’artiste a transformé le monogramme en y apposant la gamme de couleurs acidulées et flashy qu’il utilise habituellement dans ses peintures. Il en profite pour réaliser des peintures appelées Superflat Monogram représentant, on l’aura deviné, le monogramme Vuitton revisité.
La collaboration avec la marque Louis Vuitton (l’une des plus puissante du groupe LVMH) est une vitrine internationale fantastique. Elle permet à Murakami d’élargir sa notoriété en touchant le grand public. Les sacs imprimés avec le monogramme revisité ont mélangé deux images de marque : Louis Vuitton et Kaikai Kiki corporation. Le succès commercial fût au rendez-vous et l’artiste continua sa collaboration en réalisant deux clips Superflat Monogram et Superflat First Love ainsi que d’autres sacs en séries limitées.

Fort de ce succès, l’artiste collabore en 2007 avec Kanye West, star internationale du rap, en réalisant la pochette de son disque Graduation ainsi que le clip Good morning. Une fois encore Takashi Murakami jouit d’une visibilité exceptionnelle et s’en sert pour promouvoir son travail d’artiste en réalisant plusieurs sculptures, intitulées Kanye Bear, le personnage qu’il a créé pour la pochette et le clip du rappeur.

Une presse hypnotisée par la réussite commerciale de l’artiste
La presse semble avoir perdu son sens critique vis-à-vis de Takashi Murakami tant elle est obnubilée par les prix renversants de certaines de ses œuvres (15,16 millions de dollars pour la sculpture My Lonesome Cowboy vendue chez Sotheby’s à New York en 2008 et plus récemment à Bâle en juin 2009, 2 millions d’euros pour la sculpture Simple Things).
Elle a coutume de le comparer élogieusement à Andy Warhol.
Warhol a su attirer tous les artistes et stars importants de l’époque, lors de sa fameuse Factory créant ainsi une sorte de fusion des arts. Il a réalisé le magazine novateur Interview et peint le portrait de nombreuses personnalités et célébrités mondiales, de l’homme politique, à l’actrice hollywoodienne en passant par des intellectuels, des artistes, des couturiers, des monarchies. Il est l’emblème du mouvement nommé Pop art. Murakami n’est pas comparable à Warhol même si son œuvre est populaire.

Une esthétique flashy accessible à tous soutenue par une théorie : Superflat
L’œuvre de Murakami est inspirée des mangas et des dessins animés. L’artiste a une théorie : Superflat Japanese Postmodernity. Elle vise à transcender les frontières entre l’art et la culture japonaise d'après-guerre à travers la sous-culture dite « otaku ». L’artiste crée un univers fantastique en inventant sa propre mythologie.
Certaines œuvres ou exposition marquantes :
En 1992, il crée le personnage mr Dob, sorte de Mickey inquiétant aux dents en scie qu’il décline à l’infini sous diverses formes, ballons gonflables, peluches, sculptures, peintures. Ce personnage formé par les lettres qui le composent agit presque comme un logo récurrent dans l’œuvre de l’artiste. Encore aujourd’hui mr Dob est toujours d’actualité dans les tableaux de Murakami.
En 2000, des peintures représentent deux nouveaux personnages : Kaikai un petit monstre blanc aux oreilles de lapin et Kiki petit monstre rose avec trois yeux et oreilles de souris donneront leur nom à la firme de l’artiste.
En 2002 à la fondation Cartier, l’exposition kawaii (mignon en japonais) présente de façon magistrale l’univers fantastique et surréaliste de l’artiste. Celui-ci est peuplé de fleurs souriantes, de champignons atomiques dotés d’yeux étranges, de monstres bizarres. De grandes peintures sont présentées (notamment Tan Tan Bo Puking - a.k.a. Gero Tan, Kawaii - vacances d'été) ainsi que de nombreuses sculptures de champignons. Cette exposition marque et affirme le style de l’artiste.

Reste une question essentielle posée au critique Ben Lewis par Arte.
ARTE : Que veut exprimer Takashi Murakami ?
Ben Lewis : Il prend le contre-pied de l’idée romantique selon laquelle les artistes sont des sortes de gourous spirituels. Murakami remplace l’aura spirituelle de l’art par une aura commerciale. Ce qui compte, c’est le succès et la capacité de production.
Peut-on encore appeler cela de l’art ?
Difficile à dire. A l’avenir, on verra de plus en plus d’œuvres qui sembleront ludiques, car les artistes les voudront de plus en plus simples. Cela est peut-être même positif car l’art deviendra ainsi plus accessible, très coloré, comme un film de Walt Disney.

Ben Lewis résume bien la situation, Murakami est un génie du commerce sans être un artiste de génie. Son aura commerciale n’est plus à démontrer. La qualité de ses œuvres est inégale même si la multiplication de leur prix est constante. Nous verrons ce que l’artiste business man nous réserve pour sa prochaine exposition au château de Versailles.

dessin et texte Alice Bénusiglio

Takashi Murakami sur Arte dans l'émission Art Safari
Murakami by Jeff Howe dans Wired
Galerie Emmanuel Perrotin

mercredi 14 octobre 2009

agenda des expositions

derniers jours

Lili Reynaud-Dewar
Daniel Buren et Alberto Giacometti
jusqu'au 26 juin 2010
Galerie Kamel Mennour

47 rue Saint André des arts
75006 Paris


Gotthard Graubner Malerei / Peinture
du 21 mai au 31 juillet 2010
Galerie Karsten Greve
5, rue Debelleyme
75003 Paris


Peter Zimmermann
Yeondoo Jung

du 15 mai au 30 juillet 2010
Galerie Emmanuel Perrotin
76 rue de Turenne
75003 Paris

Actuellement

Duane Hanson
Le rêve américain
Du 21 avril au 15 août
pavillon Paul Delouvrier
Parc de la Villette

Jean de Maximy
suite inexacte en homologie singulière (1968-2005)
du 12 juin au 26 septembre 2010
La maison rouge
10 boulevard de la bastille
75012 Paris

Quince Quinceañeras
Joaquin Trujillo et Brian Paumier
du 2 au 28 août
Colette
213 rue
Saint-Honoré
75001 Paris

article

Rita Ackermann
Last exit to Poitiers
du 28 mai au 22 août 2010
Le Confort Moderne
185, rue du faubourg du pont-neuf
86000 Poitiers
article


Exposition Wim Delvoye
du 16 avril au 22 août
Le musée Rodin
77 Rue de Varenne
75007 Paris
article


Photographie de la nouvelle Russie, 1991-2010
Anna et Bernhard Blume, SX70 / Polaroïds, 1975-2000
Aki Kuroda, Cosmogarden New York City
Un élève de l'École Cantonale d'Art de Lausanne - ECAL
Holger Trülzsch

du 23 juin au 29 août 2010
La maison européenne de la photographie
5 rue de Fourcy
75004 Paris

Gosse de Peintre, Beat Takeshi Kitano
Du 11 mars au 12 septembre 2010
La fondation Cartier
261 bd Raspail
75014 Paris
article

Yinka Shonibare, MBE
jusqu'au 16 janvier 2011
Villa Sauber
17, avenue Princesse Grace
Monaco
article

Animal
Du 18 mars 2010 à novembre 2011
Musée des Arts décoratifs
107, rue de Rivoli
75001 Paris
article


Histoire idéale de la mode contemporaine vol I (70-80)
Du 1er avril 2010 au 10 octobre 2010
Musée des Arts décoratifs
107, rue de Rivoli
75001 Paris

Prochainement

Jeff Koons
Popeye Sculpture
du 16 septembre au 20 novembre 2010
Galerie Jérôme de Noirmont
36-38 ave de Matignon
75008 Paris

Philippe Pasqua
vernissage le 9 septembre 2010
galerie Laurent Strouk
8bis rue Jacques Callot
75006 Paris

Nouvel espace
inauguration le 11 septembre 2010
galerie Loevenbruck
6 rue Jacques Callot
75006 Paris

Takashi Murakami
du 14 septembre 2010 au 12 décembre 2010
château de Versailles

Group show
with works by John Armleder, Tauba Auerbach, Hernan Bas,
Matthew Day Jackson, Bernard Frize, Mark Grotjahn,
Andrew Guenther, Sergej Jensen, Bharti Kher, Adam McEwen,
Olivier Mosset, Takashi Murakami, R.H. Quaytman,
Claude Rutault, Lee Ufan, Piotr Uklanski, Martin Wohrl ...

du 15 septembre au 30 octobre 2010
Galerie Emmanuel Perrotin
76 rue de Turenne
75003 Paris

mardi 13 octobre 2009

Interview Christophe Le Gac

Éditeur et enseignant à l’école des Beaux-Arts d’Angers, Christophe Le Gac partage sa passion de l’art contemporain et de l’architecture à travers ses deux métiers. Il a fondé sa maison d’édition, Monografik édition en 2006 « par amour des beaux livres et des œuvres d’art » où il publie des ouvrages sur l’art contemporain, l’architecture, la photographie.
Également critique d’art et d’architecture pour art press, il reste attaché à l’écrit et sa liberté de ton en éditant Particules un journal critique sur l’art contemporain.
Le journal est gratuit et distribué dans de nombreuses galeries. Depuis peu, il développe une collection de livres d’art sur la photographie.

Depuis quand es-tu éditeur ? tu as commencé il y a longtemps je crois avec une revue qui s’appelait Parpaing dont tu étais le rédacteur en chef…
J’ai commencé en 1993 au Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et de l’Environnement de Seine-Maritime. Alors objecteur de conscience, j’ai conçu et réalisé un ouvrage sur l’architecture bio-climatique. Ensuite, toujours pendant mes études d’architecture, j’ai lancé, avec Alice Laguarda (étudiante également), Visuel(s), revue d’arts. Sous forme associative, nous publions six numéros, de juin 1997 à juillet 2000, sur l’art, l’architecture, le cinéma et la philosophie. Grâce à Jac Fol (enseignant d’esthétique à l’ENA de Rouen), nous avons rencontré Jean-Michel Place en 1999 et avons créé ensemble le journal Parpaings. Pendant quatre ans, trente-quatre numéros ont paru sur l’art, l’architecture et le paysage. Le périodique a été stoppé par Jean-Michel Place en 2002, au moment où il commença à avoir des ennuis financiers. Depuis il a fait faillite. Alors que je mettais en ligne le site archiart , en 2002, avec l’Ecole d’Architecture Quai Malaquais (Paris) ; j’ai rencontré, en 2003, le fondateur de Bookstorming et je lui ai inventé et laissé le magazine Archistorm et la maison d’éditions Archibooks. Enfin, j’ai fondé monografik éditions (distribué et diffusé par le Comptoir des Indépendants) tout en étant enseignant à l’Ecole Supérieur des Beaux-Arts d’Angers et critique d’art et d’architecture chez art press.
Quand et pourquoi as-tu fondé Monografik édition ?
Comme je l'ai dit dans la réponse précédente, j’ai du quitté pour beaucoup de raisons Archistorm et Archibooks fin 2005. Alors, je savais que je devais monter ma structure seule. Monografik éditions démarre avec deux livres sur la photographie contemporaine en avril 2006. Grâce aux soutiens divers et variés, de Philippe Magnani (responsable de la diffusion chez Paris-Musées), Paul Ardenne (directeur de la collection photographie), Julie Rouart (directrice de collection chez Flammarion) et Philippe Chiambaretta (architecte) et le Musée des Beaux-Arts d’ Angers, j’ai pu monté un catalogue avec sept collections (art, architecture, design, photographie, graphisme, écrits, extra) solliciter et recevoir les demandes des artistes, des architectes, des galeries, des centres d’art, des FRAC, des fondations, des musées… L’idée est de me constituer une collection de livres d’art et d’éditer par critères esthétiques avant tout. Même si je dois les vendre.
Comment choisis-tu les artistes, photographes, auteurs avec lesquels tu réalises des livres ?
Deux scénarios se présentent régulièrement. Un : une institution publique ou privée, un artiste, un architecte… m’appelle. Nous parlons de son projet sous un angle éditoriale et économique. Evidemment je n’accepte que les projets dont le travail me fascine. Deux : à l’occasion d’une exposition ou de tous autres événements (vernissage, visite d’exposition, colloque, etc), je parle du plaisir que j’aurai à faire un livre avec un artiste ou sur une exposition, un bâtiment, une réflexion. Soit c’est d’actualité ou pour plus tard. Depuis maintenant plus de trois ans, plus d’une quarantaine d’organismes et de créateurs ont collaboré avec monografik éditions.
Quelles sont les principales institutions culturelles avec lesquelles tu collabores ?
Le Centre Pompidou, le Musée des Beaux-Arts d’Angers, le Plateau, le FRAC Aquitaine, le FRAC Pays de la Loire, la Ville de La Rochelle, l’Etat français (cultures France, ambassade, CNAP…), le Royaume de Belgique, la Villa Arson, la Foncière des Régions…
Que penses-tu de la presse dans le domaine de l’art ?
Vaste question. La presse est un élément indissociable du milieu de l’art. Au même titre que le marché de l’art et les lieux de diffusion, la presse spécialisée permet de valider ou pas les intentions des artistes. Les critiques sont des spectateurs professionnels au même titre que les collectionneurs. Comme dans tout milieu, il y en a pour tout le monde. Du plus grand public (Beaux-Arts magazine), au plus pointu (Particules), en passant par la revue la plus respectable (art press).
Parle-moi de Particules et de son rédacteur en chef, Gaël Charbau.
Gaël Charbau, Particules… Lors d’un workshop à l’Ecole Supérieure d’Art et de Design de Reims, voisin de l’artiste Damien Deroubaix, ce dernier me disait : « Particules est suspendu depuis un an, son rédacteur en chef, cherchait à le relancer ». Un mois plus tard, Gaël et moi, nous nous sommes rencontrés et il m’a parlé de la fondation de Particules. Après l’arrêt de Parpaings, il lui semblait obligatoire qu’un support radical, exigeant et sous forme de journal soit disponible. Vu la situation en kiosques, le faire gratuit était la seule solution pour être lu au maximum. Logiquement monografik éditions a relancé le journal de réflexions sur l’art actuel Particules. Je ne suis pas toujours d’accord avec tout le contenu mais je ne suis pas du genre comme beaucoup d’autres éditeurs à faire de l’ingérence dans les rédactions. De toute façon, l’association avec Gaël est nette et définitive. Il gère le contenu et la forme. Je gère le financement et la valorisation.

Propos recueillis par Alice Bénusiglio en juin 2009.

www.monografik-editions.com

Les blogueuses à la mode

Géraldine Dormoy, journaliste à l'express style, anime café mode, avec comme mot d'ordre l'œil aux aguets d'une parisienne (presque) à la page. Cette passionnée de mode expose son point de vue personnel sur le milieu, ses coups de cœur. Elle couvre les défilés l'appareil en bandoulière en traquant les street looks. Elle capte effectivement (presque) tout.

Garance Doré, illustratrice et excellente photographe.
Son blog est convivial, agréable, chic mais pas snob. Le ton est intime. Elle nous emmène dans les coulisses de la mode et même dans la chambre d'Anna Dello Russo au Ritz pour une séance d'essayage. La qualité des photographies illustrant les articles est épatante. Un regard humain, pointu et captivant sur le monde aristocratique de la mode. quel talent.


mercredi 7 octobre 2009

Le Figaro et Villemessant vu par Benoît Lenoble


Entre l’esprit et la satire : Le Figaro de Villemessant

« Ce que j’avais voulu faire en fondant le Figaro, c’était créer un journal nouveau, essentiellement parisien, bien vivant, dans lequel serait accueilli toute nouvelle, toute polémique propre à lui infuser le mouvement qui manquait aux autres ». Telle était l’inspiration d’Hippolyte de Villemessant quand, le 2 avril 1854, il lança ce périodique répondant au doux nom du personnage de Beaumarchais et qui n’a cessé depuis de paraître.

L’inventeur du marketing de presse

Le Figaro de Villemessant a cependant peu de choses à voir avec celui d’aujourd’hui. En matière de journalisme, sa ligne de conduite visait à faire, pour chaque édition, un « crâne numéro », c’est-à-dire un journal qui étonne et frappe son public. Pas un Figaro sans une surprise, une information sensationnelle ou une formidable révélation ! Le tout avec esprit, légèreté et bon goût parisien. Un fait ordinaire qui se passe sur les Grands Boulevards a beaucoup plus d’importance qu’un évènement considérable en Europe, en Amérique ou en Asie. Ainsi sélectionnée et écrite par les meilleurs rédacteurs du moment, l’actualité du Figaro plaisait à la bonne société, aristocratique et bourgeoise, du Second Empire, que Villemessant avait conquise grâce à plusieurs moyens publicitaires et commerciaux. Convaincu que le plus difficile était de faire connaître et d’imposer immédiatement son journal auprès des élites, il fit distribuer, dans les cafés, cercles, hôtels, restaurants, jusqu’aux bains et chez les dentistes, des bulletins d’engagement peu ordinaires. Les souscripteurs s’abonnaient pour un an au Figaro et ne payaient leur service qu’en fin d’année. Sans risque pour les abonnés, la combinaison plut énormément et fut plus efficace, d’après Villemessant, que l’envoi gratuit des premiers numéros. D’autres procédés, innovants ou performants, furent mobilisés, comme celui des primes qui consistait à offrir des petits cadeaux contre l’achat ou l’abonnement au périodique. Afin d’asseoir le grand frère du Figaro, L’Evènement, durant l’hiver 1866, Villemessant adressa à tout nouvel abonné, dans une corbeille de carton enjolivée, une douzaine de mandarines, fruits alors rares et chers.

Le patron de presse du beau monde

L’offre fit grand bruit et marqua les mémoires, tout comme les somptueux repas d’artistes et d’écrivains du Figaro. Le directeur de ce dernier avait compris l’intérêt, pour lui et sa publication, d’organiser sa communication et des opérations de relations publiques. La haute société, qui n’était pas bien grande, aimait à se rassembler et s’exposer. Dans une période d’essor de la presse, quoi de mieux qu’un journal pour faire parler de soi ? Jouant sur les qualités de médiation et de médiatisation du Figaro, Villemessant fonda en 1857 une Société d’encouragement pour l’amélioration de l’esprit français et convoqua les talents littéraires et artistiques à de splendides dîners. Les paroles échangées et le récit de ces réceptions étaient publiés le lendemain. Les convives s’exhibaient, les lecteurs jubilaient, le journal se vendait et s’appréciait. La notoriété mondaine de la publication ainsi se confirma. La mise en scène se déplaça des élites culturelles aux fondateur et journalistes du Figaro qui s’affichèrent dans l’espace imprimé. Quand un abonné de province, à la fin de l’année 1869, se plaint d’une distribution irrégulière des éditions à son domicile et menace de porter plainte, la rédaction ironise dans ses articles sur ce lecteur mécontent, s’érige en tribunal fictif et prononce la suppression du service d’abonnement. Un rédacteur incognito rend visite à ce lecteur et rapporte avec humour sa déprime, ses regrets de ne plus faire partie du cercle des abonnés du Figaro. De cette manière est promue une relation étroite entre le périodique et son lectorat, ainsi qu’une image forte et valorisante des journalistes.

Un créateur du journalisme moderne

Tout en élaborant cette culture autopromotionnelle de la presse, Villemessant imagina également des évènements journalistiques. Menacé de suppression pour avoir contrevenu à la législation en matière de presse, Le Figaro publie, dans son édition du 23 mars 1856 en première page, une pétition de demande de grâce, adressée au prince impérial et héritier de Louis Napoléon III, tout juste âgé de sept jours. La démarche amusa l’empereur qui leva les sanctions contre la publication. Peu après le décès de la tragédienne Mlle Rachel le 5 février 1858, Le Figaro tire un numéro entier, avec supplément, consacré à la pensionnaire de la Comédie-Française. Il fut accusé de sensiblerie et d’inconvenance par ses concurrents choqués par un tel déballage autour de la disparition d’une personnalité publique. Cela n’arrêta pas Villemessant qui mis, dès lors, l’accent sur l’actualité dans son périodique. Il encouragea des formes originales d’écriture journalistiques, qui firent florès à terme dans l’ensemble de la presse et détrônèrent doucement la chronique et l’article de fond, écrits dominants dans le journalisme de cette époque. La nouvelle précise et courte deviendra plus tard la dépêche, l’opinion sur les pièces de théâtre la critique théâtrale, la description de la vie et du domicile de célébrités le petit reportage, la publicité rédactionnelle le publireportage. Commença ainsi à se développer, dans les contenus et la culture journalistiques, l’information récente, véridique ou totalement fictive. En effet, Le Figaro aime jouer avec l’actualité, déformer les nouvelles, inventer quelques bobards. Il atteint des sommets dans ses grands coups de fantaisie et de bluff, comme dans ce numéro du 26 octobre 1869 érigé en journal officiel et annonçant un coup d’Etat par le pouvoir même. Les libertés sont rendues par l’empereur, un gouvernement loufoque est nommé et la France, d’Etat-nation, est transformé en une compagnie industrielle et commerciale coté en bourse !

Villemessant, la presse et la politique

L’édition fit sensation et plût à sa majesté l’empereur. Jusqu’au milieu des années 1870 durant lesquelles Le Figaro se mua en quotidien sage, sérieux et de qualité, parce que bousculé par des journaux à bon marché qui firent dans l’évènement de bas étage et le sensationnel populaire, Villemessant exploita la satire et la provocation, les bons mots et le jeu des petites flèches pour amuser les lecteurs et tracasser l’adversaire. Rabaissant ses confrères de la presse populaire, Le Figaro du 28 décembre 1865 qualifie Le Petit Journal de « gazette à un sou qui publie des nouvelles de Balzac en coupant sans façon les quatre premières et les trois dernières pages que l’ami Millaud [le directeur du quotidien] a jugées superflues et qui manquaient d’intérêt pour son public d’élite » et signale le recrutement d’un « interprète spécialement chargé d’aller chez les abonnés pour traduire en français les premiers-Paris de [l’éditorialiste] Timothée Trimm ». Dans son numéro du 3 mars 1875, il raille l’ancien chef de gouvernement : « Comme notre métier est de savoir ce qui se passe partout, nous savons ce qui se passe même chez M. Thiers, où cependant on ne nous aime pas ». Ce journalisme et cette parole firent à la fois beaucoup de bien et de mal. Beaucoup de bien pour le public dans la mesure où, la presse étant encadrée par une législation contraignante, muselée par les censeurs et sanctionnée systématiquement par la justice, Le Figaro de Villemessant constituait une fenêtre journalistique ouverte, colorée et divertissante, dont la lumière amenuisait les obscurités sociales et politiques de son temps. Beaucoup de mal pour l’empire louis napoléonien car le quotidien, agissant comme un poil à gratter corrosif, affronta les autorités et se moqua du pouvoir jusqu’aux limites les plus extrêmes, concrétisant avec fidélité sa devise : « Loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, me moquant des sots, bravant les méchants, je me hâte de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer » (Beaumarchais).

Benoît Lenoble

mon génie favori Alexander Mc QUEEN

J'ai découvert et aimé la mode dès l'âge de quatorze ou quinze ans grâce à deux créateurs, Alexander Mc Queen et Hussein Chalayan fraichement sortis de la très fameuse école Londonienne la Central Saint Martins (abreuvant la mode de la plupart de ses génies, le dernier en date Gareth Pugh). Aujourd'hui encore, je reste éblouie par le travail d'Alexander Mc Queen dont la virtuosité semble inégalable (sauf peut être chez John Galliano). No comment. Voyez par vous même Plato's Atlantis by Alexander McQueen. Les mots sont superflus pour décrire ce type de show.

 

samedi 3 octobre 2009

Haider Ackermann : l'élégant discret








Il y a des temps forts pendant la semaine des défilés que l’on ne veut pas rater. Le défilé du créateur Haider Ackermann en fait partie.

D’Haider Ackermann, on ne sait pas grand chose tant il est discret.
Pas d’interview. Pas d’article sur lui (ou si peu). Quand on tape sur Google son nom on trouve un petit article sur wikipédia :
«Haider Ackermann (né en Colombie en 1971) est un couturier créateur basé à Anvers. Après trois années d’études à l'Académie royale des beaux-arts d’Anvers et cinq mois de stage chez John Galliano, il travaille comme assistant pour un de ses professeurs, le créateur belge Wim Neels. Les années suivantes, il travaille pour différentes marques, notamment Bernhard Willhelm et Patrick Van Ommeslaeghe. En 2002 il crée sa propre marque et présente sa première collection en mars 2002 à Paris. Les coupes de ses créations sont souvent asymétriques et cousues de matières différentes, résolument modernes et urbaines.»
Il y avait un petit portrait de lui sur Vogue.com et même celui-ci a disparu, à l’image du salut furtif du créateur à la fin de ses défilés.

Pour la présentation de sa collection printemps été 2010, intitulée Un passage en Inde, le gratin de la mode s’est déplacé avec notamment en front row les rédactrices en chef de Vogue, Carine Roitfeld et toute étincelante en doré, la spectaculaire Anna Dello Russo du Vogue Japon.
La salle est plongée dans le noir, une lumière vive illumine les modèles marchant à pas lents, la tête haute comme des déesses planant au ralenti. Un mix musical accompagne le tout, comme une sorte de grand battement de cœur électronique très lent et finit par un air d’opéra. La palette de couleurs est composée de gris, safran, bleu nuit et noir. Les silhouettes sont très sophistiquées tout en paressant naturelles. Les tissus s’enroulent, se plissent autour du cou et des hanches comme une évidence. Les épaules et le dos se dénudent. Le cuir se mélange à la soie. La femme est sublimée, sensuelle sans être sexy. On pourrait attribuer à Haider Ackermann tant il respecte le corps de la femme cette phrase de Saint Laurent : « Rien n'est plus beau qu'un corps nu. Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme ce sont les bras de l'homme qu'elle aime. Mais, pour celles qui n'ont pas eu la chance de trouver ce bonheur, je suis là. »

Haider Ackermann sur STYLE.COM

jeudi 1 octobre 2009


Un nouveau magazine vient de naître : SIAMOIS. Ce beau magazine gratuit est réalisé par le tandem Jérémie Khlat et Raphaël Bertrand. Les textes sont écrits par toute la communauté d'artistes, journalistes, écrivains, illustrateurs, acteurs, musiciens, créateurs, critiques d'art, galeristes (etc) qui naviguent autour d'eux au ChaCha club. Le ton est personnel, voire intime. Chacun a la parole et s'exprime sous forme de nouvelle, critique, poésie, playlists, dessin, recette de cuisine, chanson et même partition de musique.
La couverture, dessinée par mesdemoiselles, représentant deux chats masqués faisant teinter leurs coupes de Champagne à l'envers, est à l'image du magazine : chic, léger, amusant.
Un seul regret : la mode est inexistante au sein du magazine, avec une série de photos répétitive qui n'apporte pas grand chose. On retient du magazine quelques papiers intéressants sur l'art et un article espiègle sur "Le bourgeois".

Souhaitons une belle croissance au chaton prometteur. Prochain numéro prévu pour Janvier.

Le magazine est distribué au Chacha, chez Colette et Cococook rue Charlot.

mercredi 30 septembre 2009

Peachoo + Krejberg collection été 2010

Au musée de l'homme, présentation de la collection printemps été 2010. La marque a été créée en 2004 par une styliste textile indienne, Peachoo Datwani, et le Danois Roy Krejberg, ancien directeur artistique de Kenzo Homme.
Le public et l'ambiance sont agréables. Le star système de la mode n'est pas là, il s'est enfui de chez Rochas pour aller au Palais de Tokyo où va défiler Gareth Pugh. Le nouveau génie de la galaxie mode.
Il reste donc les professionnels consciencieux et les amateurs passionnés pour assister à ce défilé présentant des silhouettes aux coupes décomposées agrémentées de superpositions. On alterne entre blanc et noir en passant par l'argent, le lamé, les broderies noires et argent.









mardi 29 septembre 2009

Exposition Erwin Olaf jusqu'au 17 octobre chez Magda Danysz

Le dernier cri ©Studio Erwin Olaf

On se souvient de l'exposition récente du maître de la photographie Néerlendaise à l'Institut Néerlandais qui était tout simplement éblouissante et virtuose. Nous avions apprécié les séries Rain, Hope, Grief, Fall et ce fameux film très drôle et grinçant "the latest fashion"
Le dernier Cri
, à travers lequel l'artiste nous présente les canons de beauté du futur.

Erwin Olaf, Cena in Emmaus, Caravaggio, 2008.Série Laboral Escena, Gijon © Courtesy galerie Magda Danysz

L'exposition à la galerie Magda vient compléter notre vision sur le travail de l'artiste. Elle mêle des séries anciennes et récentes.Les récentes : Laboral Escena est un hommage aux œuvres des maîtres espagnols tels que Velazquez, El Greco, Zurbaran et la série Dusk présente des portraits de familles Afro-américaines du début du 20ème siècle.Les anciennes : Mature est une série de portraits de vieilles dames posant en pin-up. J'adore cette idée de montrer des corps vieillissants, sans détour, avec une touche d'humour sexy. L'artiste pose un regard tendre et amusé sur ses modèles. Le portrait de Cindy qui fait du vélo d'appartement en petite culotte tricotée Chanel et hauts talons ornés de strass est particulièrement charmant et rigolo.On peut revoir aussi la série Royal Blood au premier étage, dont on ne se lasse pas. La Tsarine Alexandra et son œuf Fabergé est une merveille.


Série Mature. CINDY C. 75, 1998 ©Studio Erwin Olaf

Jusqu'au 17 octobre. Galerie Magda Danysz (entrée libre), 78 rue Amelot, 11e, Paris. 01.45.83.38.51. http://www.magda-gallery.com/ . Ouvert du mardi au vendredi de 11 h à 19 h et le samedi de 14 h à 19 h.

Naïade sur Arte le 9 octobre à 23h45




Je recommande à tout le monde le très bon film d'animation de Nadia Micault et Lorenzo Nanni : Naïade. A ne manquer sous aucun prétexte sur arte dans l'émission Court circuit le 9 Octobre à 23h45. Ce film nous plonge dans un univers fantastique, poétique parfois inquiétant très original. Il n'y a pas de dialogue, mais une musique et des bruitages assurés par Emmanuel Deruty en parfait accord avec l'esthétique fabuleuse du film.
http://www.naiade-film.com/

Yasmina Khadra, La véritée dévoilée

Lorsque j’ai commencé à lire les romans policiers de Yasmina Khadra, j’ai bien sûr cru qu’il s’agissait d’une écrivaine ; j’avais vu des films réalisés par des cinéastes maghrébines qui n’y allaient pas par quatre chemins pour dire quelle vie périlleuse attendaient ceux et celles qui ne se laissaient pas faire. Quand j’ai su que c’était un homme, j’ai apprécié qu’il ait choisi un pseudo féminin, ce qui est rare pour un écrivain ; on voyait (voit ?) surtout des romancières, des poétesses, écrire sous un nom masculin. Franchement, naïvement, j’y ai vu un hommage aux femmes, ce que confirme d’ailleurs Brahim Llob, dans L’automne des chimères, quand il répond à un personnage particulièrement odieux qui l’apostrophe ainsi :
— Alors, tu t’appelles Yasmina Khadra, maintenant ? Sincèrement, tu as pris ce pseudo pour séduire le jury du prix Fémina et pour semer tes ennemis ?
— C’est pour rendre hommage au courage de la femme. Parce que, s’il y a bien une personne à les avoir en bronze, dans notre pays, c’est bien elle.
Donc, bien que féministe depuis plus de quarante ans, je ne partage nullement l’indignation des caricatures de journalistes et d’écrivains évoqués dans L’imposture des mots, et qui cherchent une mauvaise querelle à Mohammed Moulessehoul pour le choix réfléchi et justifié de ce nom de plume.

Le Commissaire Llob est un personnage complexe, humain et attachant. C’est par une de ses enquêtes que j’ai découvert Yasmina Khadra. Sans être interchangeables, l’auteur et son héros se ressemblent ; essayons donc de mieux connaître le commissaire, il le mérite, et comme sa carrière est finie, on peut travailler sur lui comme sur une langue morte.
Qui est Llob ? Né en 1939, au temps colonial, il rappelle volontiers son enfance au village, par exemple dans L’automne des chimères : « Pauvres sans être malheureux, enclavés mais pas isolés, nous étions une tribu et nous savions ce que ça signifiait… Nous étions une race d’hommes libres, et nous nous préservions du monde. » Authentique combattant, héros de la guerre d’indépendance, il entre ensuite dans la police ; devenu commissaire, lucide, intègre, jamais courtisan, il est largement distancé par d’autres conscrits plus réalistes qui lui font amicalement (?) la leçon. « Ce n’est pas un pays que nous servons, mais des hommes… »
« il faut être un sacré taré pour continuer d’aimer et de faire confiance dans un pays où chacun s’évertue à abuser de l’autre pour survivre… » « Le savoir est le pire malheur qui puisse arriver à un homme dans une république gérée par des charlatans… » Malheur à l’honnêteté et à l’intelligence ; sur un épais tapis de corruption, dans un humus bien gras de prévarication et de népotisme, le dégoût et l’écœurement vont laisser croître et prospérer les nouveaux prophètes, aussi répugnants. Dans Morituri, Llob réfléchit : « Je regarde le gourou sur la photo : vingt huit ans. Jamais à l’école. Jamais de boulot. Des pérégrinations messianiques à travers l’Asie, des prêches d’une virulence absolue et une haine implacable à l’encontre du monde entier. Et le voici qui s’érige en redresseurs de torts : trente quatre assassinats, deux tomes de fetwa, un harem dans chaque maquis et un sceptre à chaque doigt. »

Difficile d’être un flic honnête, et inconfortable d’être un intellectuel en pays algérien. C’est le cas d’un psychanalyste (La part du mort ). « Très vite, notre éminent savant s’aperçut que les égards de ses confrères occidentaux n’étaient que des pièges succulents… on ne l’applaudissait plus pour ses recherches ; on saluait ses prises de position contre la dictature qui sévissait au bled. » Ce sentiment d’être manipulé par les medias occidentaux est aussi celui du Dr Jalal, dans Les sirènes de Bagdad, qui, avant de virer intégriste, était, selon lui, considéré comme le «bougnoule de service». C’est certainement juste. Mais si on veut penser autrement qu’en termes d’anéantissement de l’autre, il faut bien qu’il y en ait qui tentent de construire des ponts, de tisser des liens ; c’est ce qu’essaie d’expliquer l’ami écrivain du Dr Jalal.
— Nous avons un instrument inouï entre les mains : notre double culture… L’Occident est dans le doute, d’où le dialogue de sourds opposant la pseudo modernité et la pseudo barbarie.
— L’Occident n’est pas moderne : il est riche. Les barbares ne sont pas barbares, ils sont pauvres, et n’ont pas les moyens de leur modernité.
— Tout à fait d’accord avec toi ; et c’est là que nous intervenons pour remettre les choses à leur place, modérer les tempéraments, réajuster les regards, proscrire les stéréotypes à l’origine de cette effroyable méprise. Nous sommes le juste milieu, l’équilibre des choses.

Sera-t-il entendu ? C’est à espérer, sinon, si les Occidentaux « persistent à cracher sur ce que nous avons de meilleur, ils seront obligés de composer avec ce que nous avons de pire. »

L’incompréhension, la méprise, le mépris, l’inculture, font naître la haine de l’Occident et, même chez les « assimilés », la conversion au terrorisme.
Une séquence emblématique dans Les sirènes de Bagdad : un simple d’esprit considéré comme un terroriste possible par un sergent américain (pas très dégourdi du cerveau non plus) est abattu lors d’un contrôle. Enquête, l’armée d’occupation reconnaît la bavure, et par souci de réparation, propose une indemnité aux parents du jeune homme tué. Ce « prix du sang » est considéré comme l’insulte majeure. « Le colonel américain était sincèrement désolé. Son unique tort : il n’aurait pas dû parler d’argent… on ne parle jamais d’argent à quelqu’un qui porte le deuil. Aucune compensation ne pourrait minimiser le chagrin d’un père effondré sur la tombe de son enfant. Sans l’intervention de Doc Jabir, cette histoire d’indemnisation aurait viré à l’affrontement. » Dans le même roman, Sayed, chef d’une cellule terroriste, assez bien inspiré ici, endoctrine son groupe : « Ils ignorent ce que sont nos coutumes, nos rêves et nos prières. Ils ignorent surtout que nous avons de qui tenir, que notre mémoire est intacte. Que connaissent-ils de la Mésopotamie, de cet Irak fantastique qu’ils foulent de leurs rangers pourris ? De la tour de Babel, des jardins suspendus, de Haroun-al-Rachid, des Mille et Une Nuits ? Rien ! Ils ne voient en notre pays qu’une immense flaque de pétrole…»
Ignorance pour ignorance, celle des jeunes terroristes vaut souvent celle des occupants. Le fanatisme fait bon ménage avec la jeunesse inculte ; il est lié au vide du cerveau et à l’énergie, qui sera maximale si elle n’est pas gênée par la réflexion. Dans ces groupuscules, penser, c’est déjà trahir.
Beaucoup plus difficile à comprendre est le terrorisme des « assimilés ». Dans L’attentat, la kamikaze qui se fait exploser est la femme aimée d’un chirurgien, Amine, Arabe israélien ; le couple paraissait parfaitement intégré. Un ami policier d’Amine réfléchit avec lui à propos de cette conversion. « Je crois que les terroristes les plus chevronnés ignorent vraiment ce qui leur arrive… un déclic quelque part dans le subconscient. Après, tu ne regardes plus le monde de la même manière. Le monde d’ici, tu ne veux plus en entendre parler… La seule façon de rattraper ce que tu as perdu, c’est de finir en beauté : te transformer en feu d’artifice au beau milieu d’un bus scolaire. »
Là, c’est l’humiliation qui est le cataclysme. Le désespoir de ne compter pour rien est dompté par une évidence : les autres sont vulnérables, je peux les dominer. Dans une de ces formules dont il a le secret, Khadra fait dire à un personnage : « Entre s’intégrer et se désintégrer, la marge de manœuvre est si étroite… » L’auteur a le mérite de poser une question essentielle, vitale. Au moins, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.

L’écrivain ne sait pas résoudre les problèmes sociaux, il ne se considère pas comme un prophète, il n’est qu’un témoin. Mais lorsqu’il dévoile une réalité aussi forte, la lecture décoiffe ; je le comparerai à André Brink lorsqu’il parlait de l’apartheid. Une telle œuvre, aujourd’hui, est une nourriture indispensable. Et je n’ai pas parlé du style, très vivant, riche, inventif, une langue facile et souvent drôle, qui peut aller chercher des comparaisons dans l’imaginaire arabe comme des répliques percutantes, jeux de mots venus de la pauvreté, de la désillusion et de la rue. Cette langue se goûte, même si parfois c’est « trop », comme le reconnaît, lucide et impitoyable, le narrateur. Mais ne boudons pas notre plaisir ; face à certains textes exsangues, il est reconstituant de lire quelqu’un qui, depuis qu’il était surnommé « l’écrivain » dans son école de cadets, est fasciné par les mots. « Tout de suite je sus ce que je voulais le plus au monde : être une plume au service de la littérature, cette sublime charité humaine qui n’a d’égale que sa vulnérabilité…le dernier bastion contre l’animalité, et qui, s’il venait à céder, ensevelirait sous ses éboulis les soleils du monde. »

article écrit par Nicole Labonne
publié dans
le numéro deux
de Kaléido.


http://www.yasmina-khadra.com/

lundi 28 septembre 2009

Magazine Purple(s)


Purple Prose, Purple Fiction, Purple Fashion, Purple Sexe, Purple, Hélène, Le Purple journal. On s’y perd un peu. Purple, un magazine en mutation qui s’invente et se réinvente. Les versions sont nombreuses et parlent de l’art contemporain, la mode, le sexe, la vie. Le magazine marque les années 90 par sa forme débridée et avant-gardiste faisant participer une sélection d’artistes, créateurs, photographes aujour- d’hui largement reconnus. Ses fondateurs, Elein Fleiss et Olivier Zahm à la fois rédacteurs en chef et critiques d’art mirent à disposition des artistes un nouveau support d’intervention, Purple Prose.

1992, Elein Fleiss tenait une galerie rue Bonaparte où elle organisait des expositions (Rêve, fantaisies, L’esprit bibliothèque, One+One). Elle partageait sa vie avec Olivier Zahm. De ce couple fusionnel, ce tourbillon autour duquel gravite toute une communauté d’artistes, va naître Purple Prose, un journal aux allures de fanzine maquetté dans la confidence de la nuit par Closky et Elein Fleiss. Le journal parle d’art contemporain, de mode, de photo, de vidéo, cinéma à travers une vision internationale (on alterne entre le français et l’anglais – quand ce n’est pas du japonais – tout au long d’un numéro) et libre (en rupture avec l’idée que l’on se faisait du produit magazine et même de l’art à cette époque). Le comité de rédaction est composé d’artistes et critiques : Dike Blair, Anne Frémy, Christophe Brunnquell, Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, François Roche, Jean-Luc Vilmouth.
« Depuis le début : voyages, rencontres, expositions, textes… notre amour n’a cessé de se porter hors de lui-même vers l’idée d’une communauté non-conjugale à inventer dans la fêlure même de toute communauté, littéralement délitée par l’effondrement des années 80 qui n’en finissaient pas de s’écrouler sur nos têtes et nos lèvres (le ressassement fin de siècle : fin de l’art, fin du politique, fin des avant-gardes, etc.). On n’en pouvait plus du tout… de ce postmodernisme délétère et moribond qui fusionnait si bien avec le croupissement conservateur parisien. On ne se reconnaissait plus dans rien. Dans aucune exposition. Dans aucun film. Dans aucun magazine (d’art ou de mode). On n’était pas contemporain du présent, ni du passé, mais uniquement de notre histoire à nous deux, entraînant celles des autres dans ce qui allait être Purple Prose (l’écriture de cette même histoire). Et on détestait Paris. »
olivier zahm – purple 14 winter 2003
Purple Prose est un journal différent (en dehors du journalisme, de la critique ou de la théorie), l’expression expérimentale d’une nouvelle communauté d’artistes, critiques. Les textes sont personnels, intimistes parfois regroupés sous forme de thèmes (Violet violence, Rêver, l’été indien, post sexe) eux mêmes liés à des expositions (L’hiver de l’amour en 1994 au musée d’art moderne). La revue est élitiste et s’adresse au milieu de l’art, elle fut dans un premier temps distribuée au musée d’Art moderne de Paris.
La forme du journal est expérimentale sans être amatrice, Christophe Brunnquell et Anne-Iris Guyonnet, graphistes venus du journal Encore, se chargent de la direction artistique en s’inspirant du travail déconstructiviste de David Carson (Ray gun). Le graphisme est éclaté, confus, les couches se superposent, la lisibilité est évincée. Pas deux articles sont mis en page de la même manière, ça bouge dans tous les sens, ça fuse, ça crie, ça chuchote, ça vit et coïncide avec l’idée de faire un autre magazine.
« faire un magazine, du moins s’intéresser à ce lien entre ses acteurs et ses lecteurs, c’était créer un site mouvant, un espace nouveau de rapport aux rapports faits de contacts, d’ouvertures, de dialogues, de résonances, de conjonctions. Il s’agissait donc en 1992 d’aller à plusieurs, dans le sens d’une communauté en formation permanente, en échappant aux règles et mots d’ordre de la communication spectaculaire (le produit magazine) »
olivier zahm – purple 14 winter 2003
Petit à petit Purple va devenir protéiforme. A partir de 1995, parallèlement à Purple Prose vont être édités : Purple Fiction, Purple Fashion puis plus tard Purple Sexe. Les premiers purple fashion avaient une forme intéressante, petit format (18,5 cm x 13 cm), ils mêlent l’art et la mode de façon très étroite. Peu de textes et beaucoup d’images. Le numéro 2 du Purple Fashion (1997) regroupaient d’excellents collaborateurs notamment les photographes : Mark Borthwick, Anders Edström, Marina Faust, Takashi Homma, Mario Sorrenti, Inez van Lamsweerde et Vinoodh Matadin, Camille Vivier ; les artistes : Martine Aballéa, Vanessa Beecroft, Dominique Gonzalez-Foerster ; et les créateurs : Martin Margiela, Viktor & Rolf, Hussein Chalayan, Helmut Lang, Junya Watanabe.
En 1998, tous les Purple (Fashion, Prose, Fiction) indépendants fusionnent en un seul magazine : Purple. Le magazine devient une grosse machine tournée vers la mode avec toujours des entrées sur l’art, la fiction. Les collaborateurs sont nombreux, une petite centaine environ, réunis dans un luxueux pavé de 450 pages glacées au format proche d’un livre plutôt que d’un magazine. La publicité menée par Geraldine Postel prend une part importante dans le magazine.
La façon de montrer la mode est libre, loin des contraintes habituelles. Les modèles ne sont pas forcément des mannequins et les photos peuvent être floues dans tout type de décor : la rue, la nature, un intérieur. Apparaissent une génération de photographes (Terry Richardson, Juergen Teller, Anders Edström, Mark Borthwick, Camille Vivier, Marcelo Krasilic, Giasco Bertoli, Alex Antitch, Henry Roy, Katja Rahlwes, Richard Kern) de créateurs (Martin Margiela, Viktor & Rolf, Comme des garçons, Susan Cianciolo, Gaspard Yurkievich, Helmut Lang, Hussein Chalayan, Bless, Lutz, Cosmic Wonder) et d’artistes (Dominique Gonzalez-Foerster, Rita Ackermann, Richard Prince, Maurizio Cattelan, Claude Lévêque, Ange Leccia, Closky).
Petit à petit le magazine devient de plus en plus conventionnel. Au début des années 2000, la collaboration d’Elein Fleiss et Olivier Zahm cesse en marquant définitivement la fin de Purple dans sa forme expérimentale (celle-ci s’étant essoufflée depuis plusieurs années).
Purple Fashion mené par Olivier Zahm apparaît. La direction artistique est assurée par Christophe Brunnquell. En décembre 2005, Elein Fleiss fonde sa propre maison d’édition, les éditions purple et son magazine, Purple journal après avoir réalisé en 2003 le journal Hélène, noir et blanc au format tabloïd mêlant textes d’artistes au ton intime et photographies.
Des magazines Purple, il reste un style radical, une désillusion mêlée à la mélancolie symbolique des années 90. L’iconographie est adaptée : photos brutes, anti-glamour, montrant les choses sans détour. La beauté prend un nouvel aspect : elle est pleine de défauts. Terry Richardson et Juergen Teller, photographes majeurs du magazine y contribuent. Le premier, capable du pire comme du meilleur, est connu pour son style snapshot, son regard implacable teinté d’ironie et son penchant pour le sexe qu’il présente comme un jeu exaltant, frénétique, éphémère parfois morbide. Son regard est grinçant, cynique et joue sur les clichés de la vulgarité. Le photographe Juergen Teller montre davantage la vulnérabilité de ses modèles. Un photographe à fleur de peau faisant émerger la fragilité et l’essence des êtres. Isabelle Huppert dit de lui qu’il saisit les « mouvements inconscients du corps et de l’esprit ». La formulation est un peu mystique mais finalement assez juste.

Article publié dans kaléido numéro 1.
A.B.

Interview Emmanuel Perrotin

Galeriste ambitieux, curieux, intuitif, entrepreneur précoce et détecteur de talents, Emmanuel Perrotin travaille déjà depuis une vingtaine d’années. À l’âge de vingt trois ans, il exposait l’artiste Damien Hirst (When Logics die), à vingt quatre ans, il ouvre sa galerie-appartement rue de Beaubourg à Paris. Il a révélé notamment les artistes Maurizio Cattelan, Takashi Murakami, Sophie Calle et Bernard Frize (pour ne citer qu’eux les plus connus d’entre eux) avec qui il travaille toujours aujourd’hui. Dès ses débuts, il expose les artistes Damien Hirst, Dominique Gonzales-Foerster, Ange Leccia, Pierrick Sorrin, Wendy Jacob, Guy Limone, Sylvie Fleury, Philippe Parreno. Petit à petit, il met en avant une génération d’artistes japonais : Mischiko Koschino, Yoshinori Tsuda, Noritoshi Hirakawa, Chizu Kodama, Takashi Murakami, Kenji Yanobe, Mariko Mori, Kaoru Izima, Yoshimoto Nara, Chiho Aoshima, Mr. et Aya Takano. Aujourd’hui il représente entre autres Xavier Veilhan, Jean-Michel Othoniel, Paola Pivi, Peter Zimmermann, Piotr Uklanski, Tatiana Trouvé, Wim Delvoye.

Parlez-moi de vos débuts en tant qu’assistant, comment avez-vous commencé ? je crois que vous avez quitté l’école assez tôt.
J’ai quitté l’école à 17 ans. J’ai travaillé dès l’âge de 16 ans et suis devenu assistant de galerie à 17 ans. Au départ je pensais le faire comme un boulot alimentaire.
Par l’intermédiaire d’amis j’ai rencontré un jeune galeriste de 23 ans, Charles Cartwright. Il faisait sciences-po en même temps qu’il avait sa galerie. Il m’a d’abord fait travailler pour ses études et puis la directrice de la galerie a vu l’opportunité de travailler moins donc elle m’a fait garder la galerie. La deuxième fois que je suis venu dans la galerie, le galeriste n’était pas là, la directrice que je n’avais jamais rencontrée m’a accueilli. Elle m’a dit « Charles m’a parlé de vous, j’ai une course à faire… voici les clés, le code d’alarme de la galerie, je reviens demain ». Je me suis retrouvé tout seul dans la galerie, un peu comme dans un film !
Ensuite elle a convaincu le galeriste qu’elle avait besoin de moi, c’est comme ça que je me suis retrouvé assistant de galerie à 17 ans. Dès mon premier entretien, j’ai trouvé que les œuvres autour de moi étaient très bizarres, je me demandais ce que c’était que ces trucs ! mais bon… l’avantage de la galerie c’est qu’elle ouvrait à 14h ce qui me permettait toujours de sortir le soir faire la fête tout en ayant un boulot structurant.
Après j’ai rapidement senti que le milieu de l’art était à la charnière de plein d’autres domaines : le cinéma, le théâtre, la performance, la vidéo, etc. Comme je n’étais pas complètement sûr de ce que je voulais faire à l’époque, c’était pas mal.
Donc vous avez pris en main la galerie ?
Non ! il y avait la directrice qui était assez flemmarde. Elle m’apprenait à faire les choses non pas pour m’apprendre à les faire mais pour s’en débarrasser… toute la paperasserie, l’administratif.
Qu’est-ce que c’est l’administratif ?
Plein de trucs pas très ragoûtants ! des dossiers à faire pour les commissions d’achats, l’organisation des expositions, les communiqués de presse, faire le graphisme des cartons d’invitation, les dossiers pour les foires, l’assurance de la galerie et puis il y a toutes les choses communes à n’importe quelle PME comme payer les factures, les charges, etc.
La vision que les gens se font d’une galerie correspond souvent à un salon du XIXe siècle mais malheureusement, on n’est pas très dispo.
Comment faites-vous pour diriger vos deux galeries en même temps entre Miami et Paris ?
Je culpabilise de ne pas m’en occuper assez. J’ai un directeur à Miami qui est fantastique, Gen Watanabe, l’ancien directeur studio de Kaikai Kiki (l’atelier de Takashi Marakami). Il dirigeait 60 assistants dans l’atelier au Japon. Etant à la fois japonais et américain, il connait très bien la gestion et l’aspect juridique du pays. Alors je suis assez relaxe pour ces questions car aux Etats-Unis ça peut prendre des proportions dingues si on fait un truc de travers, on peut aller en taule !
Au niveau de la direction artistique, la galerie n’a que deux ans d’existence et malheureusement je n’ai pas accordé assez de temps à cela. Maintenant j’essaye de me bagarrer pour faire en sorte d’avoir une programmation plus continue et plus efficace. Ces derniers temps, j’ai remonté la barre.
Vous êtes allés à Miami à cause de la foire ?
Oui parce qu’une foire a un effet fou sur une ville. Par exemple Chicago était l’une des villes les plus importantes du marché de l’art américain, elle est tombée en même temps que la foire en désuétude. Quand la foire était puissante, il y avait des galeries puissantes à Chicago.
Il y a dix ans, on rigolait de Los Angeles, cinq ans après il y avait des galeries puissantes, un marché fort. Aujourd’hui, plus personne ne rigole et c’est un peu le dernier endroit où il faut ouvrir une galerie mais avec toutes les contraintes d’une ville comme Los Angeles : le trafic… les gens… c’est un enfer ! je n’ai aucune envie d’aller là-bas. Je sais que Los Angeles est une ville adorée par beaucoup de monde, moi je n’aime pas du tout ! je ne sais pas pourquoi ! Je vais y retourner en essayant d’avoir de bonnes résolutions, avec des gens qui veulent vraiment me montrer que c’est bien. Ils vont peut-être y arriver. Mais sans réfléchir, en cinq minutes, je préfère South Beach à Hollywood Boulevard.
Que vous apporte en plus l’espace de Miami ?
Parfois on peut se lâcher un peu, se servir de la galerie de Miami comme d’un laboratoire. On peut voir à travers une exposition si l’on s’entend bien avec l’artiste pour après la présenter à Paris. On a exposé une jeune artiste suédoise : Klara Kristalova. Au niveau de la rentabilité, c’est complètement débile de présenter une jeune suédoise en laboratoire à Miami à cause des frais de transport et des frais de caisses.
Vous allez exposer son travail à Paris ?
On vient de lui proposer de faire une exposition à Paris, elle a décliné l’offre de décembre. On verra quand cela se fera.
C’est sûr que les frais de transports, de caisses en rapport avec les prix des œuvres… je me souviendrai toujours du compte rendu de mon directeur de Miami sur tous les frais inhérents à cette exposition et combien on pouvait gagner si on arrivait à tout vendre, ça le faisait rigoler ! il me trouvait bien gentil tout en se disant que ce n’était pas avec ça qu’on allait payer les salaires.
Oui mais vous avez des artistes particulièrement rentables donc les choses s’équilibrent…
Oui, c’est vrai. Ce que j’espère surtout, c’est démarrer avec une artiste de cette façon afin que cinq ans plus tard, elle soit l’une des artistes qui fasse vivre la galerie.
Ce n’est pas facile à envisager, car si l’on ne vend pas tout, on perd de l’argent. C’est comme ça ! ça fait partie du jeu, je suis dans une position plus facile pour le faire.
Parlez-moi de BING
C’est un magazine qui n’a pas de prétention supplémentaire que de rendre compte de l’activité de la galerie.
C’est un magazine au service de l’image de marque de la galerie ?
Pas forcément. On voit des gens arriver à la galerie en connaissance de cause, ils savent déjà ce qu’ils ont envie de voir. Ils sont capables de vous parler d’un des artistes les moins connu de la galerie parce qu’ils l’ont découvert dans le magazine. C’est une grosse victoire.
Beaucoup de galeries ont comme réflexe dès qu’elles ont un peu de succès de se focaliser sur leurs artistes à succès et n’ensemencent rien pour l’avenir.
En prenant le risque de produire des jeunes artistes, on met notre image en péril, entre le moment à partir duquel on rencontre l’artiste et la réalisation de son projet c’est difficile de savoir si ça va aller. On peut avoir des surprises.
Vous cherchez à ce que les artistes soient reconnus dans la durée ?
Oui, ils peuvent faire un ou deux projets très bien et après faire des trucs pas terribles. On donne parfois l’impression de ne pas être fidèle. Moi, je n’ai pas trop ce problème. Je suis relativement fidèle. Mais hier, j’ai annoncé au téléphone à une artiste que j’arrêtais de travailler avec elle. C’était très difficile parce que c’était un peu comme une rupture amoureuse, elle me disait « mais pourquoi ? qu’est-ce que j’ai fait ? ». Simplement, je me suis aperçu que je ne suis pas très à l’aise avec son travail. C’est difficile à expliquer (…)
Je m’oblige à arbitrer alors que d’autres galeristes se contentent de ne plus commander d’œuvres, de ne plus programmer d’expo pour que l’artiste s’énerve et parte de lui-même.
J’ai dans ma ligne graphique mes artistes. Sur le site de la galerie, nous représentons 33 artistes, on peut se demander si on va pouvoir travailler avec tous ces artistes. Alors, je préfère arbitrer. On a arrêté avec Terry Richardson il n’y a pas longtemps. Je travaillais avec lui depuis 1996. Malheureusement il ne s’est pas passé tout ce que j’espérais. Toutes les choses qu’on aurait pu faire sans y parvenir parce que ses assistants ne s’en occupaient pas. On s’entend très bien tous les deux, mais il n’y a plus l’excitation qu’il y avait avant pour faire les choses. On est tenté de garder un nom parce que c’est une vedette, que tout le monde le connaît. De la même manière, j’ai arrêté avec John Waters après deux expos. Il m’a contacté récemment pour faire une troisième expo mais je n’y voyais pas trop d’excitation. Bien sur, John Waters, ça fait chic dans une liste d’artistes, mais il faut faire les choses si cela nous motive.
Donc, ça tourne pas mal…
Non ! si vous regardez j’ai certains artistes dans ma liste dont la carrière n’est pas éblouissante. Ils ne sont pas du tout à la mode, ne font pas partie du petit milieu branché et pourtant je travaille avec eux. Il y aura toujours des gens pour me reprocher d’avoir un état d’esprit trop commercial parce qu’un certain nombre de mes artistes ont beaucoup de succès mais au départ certains artistes ne valaient pas un sou. On ne peut pas me reprocher d’avoir pris Maurizio Cattelan et Takashi Murakami pour l’argent. Quand nous avons commencé ensemble, ils étaient d’illustres inconnus.
Vous représentez beaucoup d’artistes japonais, vous avez un goût pour le Japon ?
Oui ! j’ai fait une foire quand j’étais très jeune au Japon, à l’âge de vingt-trois ans. J’y suis retourné trois années de suite. J’ai rencontré un certain nombre d’artistes. Avec Takashi Murakami on a prolongé notre collaboration. J’ai exposé neuf artistes japonais en solo et peut être dix ou onze avec les group show. C’est vrai que c’est l’une de mes spécificités le Japon.
A une autre époque, la réputation de la galerie c’était de faire l’art et le cul. J’ai réussi à me débarrasser de ça. C’était juste un mauvais concours de circonstance, j’ai eu l’exposition de Terry Richardson. Ensuite, alors qu’il n’avait pas du tout l’habitude de faire ce genre de choses, j’ai eu un artiste japonais, Kenji Yanobe qui a fait une sorte de scaphandre en milieu hostile pour pouvoir baiser en cas de guerre nucléaire…
Hahaha !
Ça n’avait rien à voir avec son boulot habituel, je ne m’y attendais pas du tout.
Et il y a eu Maurizio Cattelan qui vous a transformé en Errotin le vrai lapin !
Oui, bien sur il a eu Maurizio et il y avait aussi Tom of Finland, les dessins pornographiques gays avec des marins, des policiers, des cowboys. C’est le pape de l’imagerie érotique gay.
Alors avec tous ces artistes cumulés, j’avais la réputation d’être la galerie du sexe. Mais maintenant je crois que c’est bon, depuis un bon moment je ne suis pas très cul du tout !
c’est dommage !
Ah oui ? c’est dommage ?
Il ne faut jamais passer d’un extrême à l’autre !
Dans le travail de vos artistes, il y a peu d’œuvres conceptuelles ou minimales. Les œuvres semblent plutôt accessibles ou bien même ludiques…
Oui, il y a parfois beaucoup d’humour dans certaines œuvres. Certains ne voient que l’humour de Maurizio Cattelan ou l’aspect ludique de son travail et ne saisissent pas toutes les facettes de son œuvre, c’est exactement comme avec Takashi Murakami. Ce n’est pas très ludique si l’on regarde bien : la nature pleure, il y a des champignons atomiques, le titre de sa sculpture porte le nom de la drogue que prenaient les kamikazes avant de se fracasser contre des portes-avions, la pédophilie, la femme-objet. Tout ça est totalement nié par des gens qui n’ont pas pris plus de deux minutes pour regarder l’œuvre de l’artiste. On a lu des articles sidérants basés uniquement sur des préjugés selon lesquels Murakami faisait faire ses tableaux par ses assistants. Takashi est certainement le plus gros travailleur que je connaisse au monde. Il y a eu aussi beaucoup de méprise sur Aya Takano. Pourtant son travail parle du contexte social du Japon, des femmes s’affirmant socialement. Le peu d’hommes que l’on voit dans les œuvres sont soit un objet sexuel soit une espèce de cadavre dont on ne voit qu’une jambe. Il aborde aussi la lassitude des filles, la superficialité de la mode. Beaucoup de gens ne s’arrêtent que sur l’aspect « cute » de l’imagerie japonaise. On aurait pu se dire au moment du Pop Art « ils utilisent des comics alors c’est pas très sérieux », tout cela est un peu grotesque.
Il y en a pour tous les goûts dans votre catalogue. J’ai l’impression qu’un collectionneur qui a de l’argent trouvera forcément une œuvre qui lui plaira. Vos choix sont très éclectiques.
On est d’accord ! Mais ma chère Alice ! Il y en a essentiellement pour mes goûts !!
Ensuite, il se trouve que mes goûts sont très éclectiques.
C’est un avantage pour les artistes. Il arrive très souvent qu’un collectionneur vienne pour un artiste précis à la galerie et en découvre un autre totalement différent à la même occasion. Il s’y intéresse et finit par le collectionner aussi. C’est arrivé très souvent, c’est justement parce que les œuvres sont protéiformes. Les œuvres plus accessibles et attractives visuellement aident celles qui paraissent plus difficiles d’accès. Tout comme les artistes connus permettent de découvrir d’autres artistes moins connus.
Comment choisissez-vous les artistes ? L’élément déclencheur qui vous fait penser qu’un artiste va marcher ?
Pressentiment…
Coup de cœur par rapport à vos goûts ?
Oui c’est ça ! mais très souvent je me plante ! parfois mes goûts évoluent et je me dis « mais quelle mouche m’a piqué ? ». C’est un peu gênant parce qu’avant il n’y avait pas d’enjeux énormes, on pouvait expérimenter facilement alors que maintenant c’est plus compliqué. La galerie est devenue plus importante donc quand on présente un artiste solo, il considère immédiatement qu’il fait partie de la galerie, du coup, si on arrête de travailler avec lui, l’artiste se sent trahi.
Tu veux que je te montre le nouvel espace en travaux ?
Oui ! je veux bien !
Allez, viens !
Emmanuel Perrotin me conduit dans un passage rue Saint-Claude au fond duquel se trouve le vaste nouvel espace en chantier (ouverture prévue le 15 septembre 2007 à l’occasion de l’exposition Peter Coffin).
L’empire du galeriste composé d’une galerie à Miami de 1300m2 avec piscine et d’un hôtel particulier/galerie de 700m2 rue de Turenne, s’agrandit encore. Situé derrière l’hôtel particulier, le nouvel espace peut communiquer avec le premier. Le chef d’entreprise inspecte les lieux, attentif au moindre détail, l’emplacement des rails d’éclairage, les finitions d’une poignée de porte métallique. Il semble satisfait.

Propos recueillis par Alice Bénusiglio le 2 Août 2007.
Interview publiée dans le numéro deux de Kaléido

www.galerieperrotin.com